CHAPITRE 5
« Le voilà. » Le faisceau lumineux de la lampe de poche balayait le corps effondré sur le sol. « Il a perdu connaissance.
— Je vais allumer les lumières, dit un assistant, d’une voix un peu plus aiguë.
— Non, laissez-les éteintes. Cela pourrait le réveiller, répliqua le premier.
— Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? On ne peut pas le laisser comme cela par terre…
— Pourquoi pas ? On peut repasser plus tard.
— Il pourrait avoir des souvenirs.
— Exact. Transportons-le au labo du sommeil.
— Bonne idée. Branchez aussi le scanner. De cette façon il ne pourra pas être sûr. Même s’il a des souvenirs, il ne pourra pas être sûr.
— Je vais prendre ses pieds. Attention de ne pas le réveiller. »
Spence sentit son esprit le rejoindre comme une pierre qu’on aurait jetée dans un lac. Il sentait sa conscience revenir dans une lente chute à travers un vide obscur tandis que lui-même flottait prêt à la recevoir.
La sensation de flottement persista pendant un certain temps. Quand il tenta de relever la tête il fut pris de vertige : une sensation de chute au ralenti dans un abîme sans fond.
Il resta donc immobile, essayant de rassembler ce qui lui restait d’idées. Il se souvenait d’avoir parlé au Dr Lloyd et d’être retourné au labo. Et c’était tout ; après cela, un trou noir. Et pourtant, il devait bien y avoir quelque chose de plus. Puisqu’il était là, si son intuition était exacte, au laboratoire du sommeil, sur la couchette encastrée reliée au scanner. Comment il était arrivé là, il n’en avait pas la moindre idée.
Venant de la cabine de contrôle, il entendit la sonnerie discrète de l’horloge qui minutait les séances. Puis il entendit la voix de Tickler dans l’interphone, tombant du ciel comme de la neige. « La séance est terminée, Dr Reston. Dois-je allumer ?
— Oui, s’entendit-il murmurer, allumez. »
Au plafond la lumière revint progressivement, puis complètement, jusqu’à ce qu’il puisse distinguer la forme cylindrique habituelle de la pièce. Il s’assit lentement tandis que se dissipaient les derniers symptômes de vertige. En s’agrippant au rebord du lit, il parvint à se mettre debout, conscient du fait que Tickler l’observait avec attention depuis la cabine de contrôle.
Il sentit une résistance et réalisa qu’il portait toujours le casque relié au scanner. Il le retira et le laissa tomber sur le lit, dans le creux imprimé par sa tête, puis se dirigea comme un somnambule vers la cabine.
« Bon scan pour cette séance, Dr Reston, dit Tickler d’une voix enjouée.
— Apportez-le-moi après le petit déjeuner. » Spence secoua la tête, l’air groggy.
« Quelque chose ne va pas ?
— Non. Euh, je n’ai pas très bien dormi, c’est tout.
— Vous vous souvenez, bien sûr, que vous avez au programme d’aujourd’hui des entrevues avec des cadets pour un poste d’assistant.
— Tickler, avons-nous vraiment besoin d’un assistant ? Je veux dire, ce projet c’est juste entre vous et moi. Ce n’est pas comme en HiEn : ces types demandent une trentaine de personnes pour chaque expérimentation.
— Chaque département doit obligatoirement prendre un cadet.
— Bon. Est-ce que Simmons ne pourrait pas en prendre un en plus ? Je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions…
— D’accord, BioPsy est un petit département, dit Tickler avec une pointe de mépris. Mais il aura peu de chances de se développer si ceux d’entre nous qui sont en position de susciter l’intérêt de jeunes talents renoncent à profiter pleinement des avantages du programme d’assistanat. »
Spence avait horreur des prises de position de Tickler. Alors, pour éviter toute discussion, il déclara d’un ton qu’il voulait le plus neutre possible : « Vous avez raison, bien sûr. En fait, je pense que ce serait une bonne chose si vous vous chargiez vous-même de l’entrevue des cadets.
— Moi ? Mais, Dr Reston, je…
— Je ne vois aucune raison contre. Vous avez un bon flair pour cette sorte de chose. Je demanderai cependant à approuver votre choix. Quand vous aurez trouvé le bon candidat pour le poste, amenez-le-moi. »
Spence s’éclipsa rapidement de la cabine, mettant ainsi fin au débat. En suivant le corridor il se dirigea vers la cafétéria.
Une fois délivré de la présence encombrante de Tickler, il se mit à repenser à sa mystérieuse perte de connaissance.
Dans le brouhaha de la cafétéria pleine de monde, il trouva le moyen de s’isoler pour bien ressasser le problème. Pour Spence, le bruit constituait un isolant aussi efficace que le silence complet. Peut-être meilleur. Environné par un certain niveau de bruit neutre, l’esprit se retournait naturellement sur lui-même, se coupant ainsi totalement du monde extérieur.
Les bruits constants des plateaux et de la vaisselle, des conversations et d’une musique de fond insipide amenaient le niveau sonore à un volume parfaitement propice à la contemplation. Avec son plateau garni d’œufs brouillés, de pamplemousse et de café, il se dirigea vers une table libre dans un coin, croisant au passage d’autres clients qui se restauraient de toutes sortes de nourritures. Il identifia des spaghettis, du rosbif, des tomates, du poulet en salade, des crêpes, omelettes et hot-dogs : petit déjeuner, déjeuner et dîner servis en même temps pour se plier aux horaires des différentes équipes. La vue du rosbif en sauce à côté des œufs brouillés sur toast le déconcertait toujours ; les deux n’allaient pas vraiment ensemble.
Spence mastiquait consciencieusement, mais à la fin du repas, il n’était pas plus près de la solution qu’au début. Les heures manquantes dans son emploi du temps s’étaient évanouies. Il y avait dix heures – peut-être douze – dont il ne pouvait rendre compte, dans sa propre mémoire tout du moins. Il avala le reste du café tiède et décida d’aller au labo vérifier les résultats du scan – l’enregistrement du scan rendrait compte minute par minute, sur ses quatre courbes rouges et sinueuses, de l’état de son cerveau.
En pénétrant dans le labo, à la vue de la cloison fermée, il sut que Tickler était parti. Il alla à la cabine de contrôle et trouva le rouleau d’enregistrements où Tickler l’avait laissé, dûment répertorié et prêt à archiver après son inspection.
Spence fit sauter le sceau et déroula la bande jusqu’à son début, observant au passage les mètres et les mètres de courbes en dents de scie qui se déroulaient sous ses doigts. Au début de la bande, il vit les indications de date et d’heure : EST 15-5-42 10.17 GM. Le scan s’était poursuivi pendant neuf heures et quart sans interruption. Chaque sommet et chaque bip d’une impulsion alpha ou d’un éclair bêta étaient enregistrés. Il vit même la progression rythmique de sa nuit de sommeil. Sa présence était vérifiée.
Mais que s’était-il passé avant le scan ? Où était-il ? Qu’avait-il fait ? Pourquoi ne pouvait-il pas se souvenir ?
Spence enroula de nouveau la bande et scella le rouleau. Il lui fallait sortir du labo et réfléchir – ou ne pas réfléchir. Il choisit d’aller à Central Park.
À mesure qu’il s’approchait du carrefour situé à l’entrée du park, l’humidité augmentait sensiblement. Ce n’est qu’en humant la légère odeur de terre en décomposition qui régnait dans l’atmosphère du jardin qu’il se rendit compte à quel point était fade l’air soigneusement contrôlé et filtré du reste du Centre.
Il foula le gazon et dut lever une main pour se protéger les yeux de l’éblouissante clarté dans laquelle il se trouva aussitôt plongé. Les panneaux solaires, ces immenses lattes articulées qui pouvaient être plus ou moins ouvertes ou fermées pour régler la quantité de lumière que devait recevoir le jardin, étaient ouverts au maximum pour recréer l’impression du soleil au zénith. Spence s’arrêta un moment, ébloui, jusqu’à ce que ses yeux s’habituent à cette clarté, puis il emprunta une des nombreuses allées qui sillonnaient le parc. Il la suivit jusqu’à une pelouse au centre du jardin espérant trouver un banc libre dans un des nombreux recoins isolés formés par les arbres et les haies disposées intentionnellement pour offrir un peu d’intimité.
D’un coup d’œil sur les alentours, il vit que tous les bancs étaient pris, pour la plupart par de jeunes femmes profitant des bienfaits d’un bain de soleil. Il avait fait le tour de l’endroit quand il s’arrêta devant le dernier banc. Lui aussi était occupé. Il allait s’en aller quand il réalisa qu’il connaissait la propriétaire de ce visage reversé aux yeux fermés.
« Vous permettez ? » demanda-t-il. Les yeux bleus s’ouvrirent et une main s’éleva pour les protéger.
« Oh, Dr Reston – je veux dire Spence. Asseyez-vous. J’occupe beaucoup plus que ma place. »
Il s’assit tout au bout du banc et contempla la jeune fille, tout en étant conscient qu’il n’avait vraiment rien à lui dire. Il sourit. Elle lui rendit son sourire.
Imbécile ! cria-t-il intérieurement. Dis quelque chose ! Le sourire persistait, en s’atténuant à la commissure des lèvres.
« Avez-vous eu un entretien intéressant ? » Ari le sauva en entamant la conversation.
« Entretien ? » Oh, non ! pensa-t-il, je me remets à bafouiller !
« Vous avez déjà oublié ? Vous aviez rendez-vous avec mon père. Ou était-ce un autre Dr Reston ?
— Il est rentré ?
— Vous voulez dire que M. Wermeyer ne vous a pas encore rappelé. Je pourrais lui parler si vous voulez. Papa a été très occupé depuis son retour. Mais on aurait dû vous rappeler. Je vais voir ce que je peux faire ; j’ai une certaine influence, vous savez.
— Non, je n’aurais jamais l’idée de vous le demander. J’attendrai mon tour.
— Peut-être était-ce un autre Dr Reston après tout. Car celui auquel je pense était très insistant. Affaire urgente, question de vie ou de mort.
— Apparemment la crise est passée. J’ai eu le temps de me calmer. Merci tout de même pour la proposition. Je veux toujours le voir.
— Bon, vous aurez peut-être de la chance si vous voulez bien attendre un petit peu. Mon père vient me chercher après sa réunion. Nous déjeunons ensemble. Vous pourrez lui parler à ce moment-là.
— Je ne voudrais pas vous déranger…
— Ne soyez pas stupide. Cela ne me dérange pas. De toute façon je ne vous l’aurais pas proposé si je ne me sentais pas encore un peu coupable de vous avoir traité d’une façon aussi indigne.
— J’avais complètement oublié, je vous assure.
— Vous êtes gentil. » Elle sourit de nouveau, et Spence ressentit la chaleur de ce sourire sur son visage comme des rayons de soleil.
Et à ce moment, sans vraiment y avoir pensé l’un et l’autre, ou l’avoir désiré, se noua leur amitié. C’était tout à fait naturel pour Ari : elle avait beaucoup d’amis et se liait facilement. Pour Spence en revanche, c’était tout à fait différent. Il avait du mal à établir des contacts ; surtout avec les femmes. Il ne savait pas leur parler et ne se sentait pas à l’aise en leur compagnie. Ce fut donc pour lui un choc quand il se rendit compte, un peu plus tard, qu’il avait passé plus d’une heure à parler avec Ari sans ressentir à aucun moment la moindre gêne.
Et ce ne fut pas sans regret qu’il aperçut la silhouette un peu forte mais digne du directeur de GM s’approcher à travers la pelouse.
« Papa ! » s’écria Ari en bondissant. Spence se leva aussi. « Papa, tu te souviens du Dr Reston ?
— Oui, bien sûr ! » L’homme appelé « papa » tendit à Spence une main large et ferme et serra la sienne avec vigueur.
« Cela fait plaisir de vous revoir, M. le Directeur. » La dernière fois que Spence avait vu le directeur, c’était à une réception en l’honneur des nouveaux élus pour l’obtention d’une subvention, quelques jours avant le grand saut.
« Je suis toujours heureux de rencontrer l’un de nos plus brillants nouveaux collègues. À propos, je crois que votre premier rapport est prévu pour bientôt, n’est-ce pas ? Oui, c’est cela. Je l’ai vu sur mon agenda. Vous vous sentez bien ici, j’espère ? Y avez-vous trouvé tout ce que vous en attendiez ?
— Oui, et beaucoup plus encore, dit Spence en toute sincérité.
— Papa, j’ai demandé à Spence de se joindre à nous pour le déjeuner. Je sais combien tu aimes renouveler ton public. » Ari entoura de son bras son père qui parut amusé.
« Ma fille, et la dignité liée à ma fonction ! » Elle l’embrassa sur la joue. « Que va penser le Dr Reston ? Dites-moi, avez-vous déjà vu une jeune personne aussi culottée ? »
Spence n’eut pas besoin de répondre car Ari annonça : « Je meurs de faim. Allons tout de suite déjeuner sinon vous serez obligés de me transporter inanimée à travers le jardin jusqu’à la cafétéria. Autant pour ta précieuse dignité !
— Dr Reston, veuillez excuser les manières scandaleuses de ma fille. » Ses yeux brillaient en la regardant. « Mais je réitère son invitation. Voulez-vous vous joindre à nous ? »
Ne voyant aucune autre façon honorable de s’en tirer, il répondit : « J’en serais enchanté. »